Actualité de René Girard (partie 2) : Sortir de la Matrice

René Girard

René Girard

I – Connaître la nature mimétique du désir.

Lorsque que je désire ce téléphone portable dernier cri, cette voiture rutilante, cette belle maison avec piscine, cette promotion dans ma carrière professionnelle, cette femme, cet homme, je suis persuadé que mon désir résulte exclusivement d’un choix libre et autonome. Il y a moi et l’objet de mon désir : le désir est parfaitement linéaire entre moi et l’objet, je sors ma carte bleue et je l’achète.

Cependant, si le désir n’était qu’exclusivement linéaire, les sentiments d’envie, de convoitise, de jalousie et de haine réciproque et les mots pour dire ces sentiments et ressentiments ne devraient pas exister ? Par ailleurs, dans la publicité, il ne devrait y avoir qu’une simple présentation des propriétés objectives des objets ? Or, à y regarder d’un peu plus près, mes sentiments d’envie autant que les stratégies publicitaires, désignent la présence d’un autre ou des autres qui se montrent toujours totalement comblés par la possession de ces objets.

Enfin, n’avez-vous jamais ressenti cette perte d’intérêt pour l’objet une fois qu’il est en votre possession. Une sorte d’obsolescence non pas technique mais presque libidinale se dégage d’eux. Ainsi, si rapidement l’objet n’est plus le centre de mon désir, c’est peut-être que l’objet n’en est pas exclusivement le centre ?

L’architecture du désir apparaît non pas linéaire mais triangulaire. L’autre joue toujours un rôle déterminant dans ce triangle. Les objets possédés par l’autre semblent toujours plus désirables : « l’herbe est toujours plus verte dans le jardin du voisin ».

Mais, avant que le mimétisme devienne ontologique, il y a en amont un mimétisme portant sur le geste d’appropriation. Et l’imitation du geste d’appropriation ne se fera pas sans violence. Cette imitation du geste d’appropriation que René Girard nomme « mimésis d’appropriation » se rencontre chez l’Homme comme dans le monde animal. René Girard dans « Des choses cachées depuis la fondation du monde » donne deux exemples frappants de l’imitation du geste d’appropriation :

a : « Si un individu (il s’agit ici d’un singe) voit un de ses congénères tendre la main vers un objet, il est aussitôt tenté d’imiter son geste. Il arrive aussi que l’animal, visiblement, résiste à cette tentation, et si le geste ébauché nous fait sourire parce qu’il nous rappelle l’humanité, le refus de l’achever, c’est-à-dire la répression de ce qui peut déjà se définir comme un désir, nous amuse encore plus. »

b : « Mettez un certain nombre de jouets, tous identiques, dans une pièce vide, en compagnie du même nombre d’enfants ; il y a de fortes chances que la distribution ne se fasse sans querelles. »[1]

On le voit, dès qu’un individu du groupe porte la main vers un objet, ce geste d’appropriation entraîne une imitation immédiate d’appropriation de ce même objet. Ainsi, si le geste d’appropriation porte bien initialement sur des objets qui assouvissent des besoins ou appétits de la vie animale (nourriture, femelle, etc.), il va surtout faire converger des mains avides vers un même objet et cela entraînera forcément le groupe dans des conflits qui ne seront pas sans violence. Les objets ne provoquent donc pas en eux-mêmes les conflits, mais en revanche c’est bien l’imitation du geste d’appropriation qui les déclenche : si tous nous nous portons avidement vers le même objet, « il y a de fortes chances que la distribution ne se fasse sans querelles. » : une situation de concurrence et de rivalité est alors inéluctable.

Si les animaux sont dotés de barrières instinctuelles qui les empêchent de s’entre-tuer, il n’en va de même chez l’homme. La rivalité mimétique ne sera pas arrêtée dans sa progression vers toujours plus de violence. Le mimétisme d’appropriation deviendra désir mimétique : désir selon le désir de l’autre. Et la dynamique conflictuelle débouchera sur ce que René Girard nomme « le meurtre fondateur ».

Ces premières analyses, en compagnie de René Girard, peuvent provoquer un choc terrible chez beaucoup d’entre nous. En effet, nombreux sont ceux qui maintiennent catégoriquement qu’ils demeurent parfaitement libres et autonomes dans leurs choix d’objets, d’idées, de mode de vie, etc. Ils considèrent farouchement que leurs désirs sont en ligne droite.

Premiers constats :

La nature du désir est mimétique, triangulaire, le système libéral libertaire (consommer et faire ce que l’on veut) le sait parfaitement mais vous ne devez surtout pas en prendre pleinement conscience. Ce système veut que vous affirmiez une liberté sans faille, une autosuffisance à toute épreuve. Il veut que vous affirmiez la ligne droite alors que c’est toujours déjà le triangle qui travaille et qu’ils s’efforcent de faire travailler à plein régime : c’est le rôle de la publicité et des médias de masse (télévision et cinéma notamment : les deux premiers médias à supprimer de votre vie).

En somme, la nature mimétique du désir doit demeurer cachée à l’individu, le système ne fait qu’appuyer sur la pédale d’accélérateur afin d’augmenter le régime du moteur. Il appuie donc sur la mimésis d’appropriation pour faire jouer à plein l’orchestre du « désir selon le désir de l’autre ». Et si par malheur vous sortez du jeu : vous êtes mort.

Prolongements :

C’est tout le mythe qui fait tourner l’économie libérale libertaire et c’est toute la force quasi sacrée de l’ambivalence de l’argent : nouvelle divinité du monde.

Divinité capable d’empêcher les conflits comme étalon universelle, mais aussi capable de déverser sur le monde des milliers de victimes qui sont les victimes de personne, justes des personnes qui n’ont pas pu, pas voulu jouer le jeu ou dont on a pas voulu qu’elles jouent le jeu !

Avec l’argent comme étalon, je peux toujours dire que c’est bien moi qui a voulu tel ou tel objet : je suis tout seul chez moi comme au centre du monde !

Avec l’argent comme étalon, les usuriers peuvent toujours dire qu’ils n’ont fait que répondre aux besoins de financements d’une personne, d’une entreprise, d’un état, même s’ils placent leurs débiteurs dans une situation de dépendance et s’enrichissent sur le dos de ces derniers sans rien produire pour le bien commun.

Ainsi, en bonne logique perverse, le système fera partout la promotion de l’autosuffisance : la personne belle, libre et autonome (riche), qui ne doit rien aux autres et surtout pas aux anciens, à la tradition et encore moi aux perdants. Cette idéologie de l’individu mesure et fin de toute chose commence à ce manifester aux 18e et 19e siècle, dans l’économie, dans la philosophie, dans l’art, comme dans la politique (toutes les idéologies politiques depuis la révolution française). Elle trouve aujourd’hui sont aboutissement macabre dans une république qui s’applique depuis son origine à détruire systématiquement les fondements anthropologiques et religieux de la société, pour mieux instrumentaliser le corps humain et les esprits et surtout supprimer les plus faibles.

Comme nous le verrons dans d’autres articles, au nom des principes de liberté (je fais ce que je veux), d’égalité (je ne dois rien à personne) et de fraternité (la loi du groupe le plus fort : la majorité), la république encourage  par nature sans forcément le vouloir , le déchaînement de la violence victimaire, voire  l’inscrit dans la loi : l’avortement, la recherche sur l’embryon humain et bientôt l’euthanasie.

La république et son humanisme des « lumières » est donc, de fait, à la solde du libéralisme le plus déchaîné et le plus inhumain.

Elle est par conséquent un régime idéologiquement lié à la violence et au meurtre.

Vincent


 René Girard, « Des choses cachées depuis la fondation du monde », Éditions Grasset 1978, pages 16 et 17.