Bas les masques !

Editorial du 3/4/2020

L’absence de vision de nos gouvernants au-delà des échéances électorales explique, en partie, les difficultés qu’éprouve une certaine élite à surmonter d’importantes difficultés autrement que par la recherche de responsabilités. Chacun se retranche avec dignité derrière les actions qu’il prétend avoir menées, tant pour se disculper que pour accuser les autres.

Afin d’élever le débat au-dessus des querelles partisanes et des chamailleries de cour de récréation, la rédaction a sélectionné des éléments de réflexion que des personnalités réputées pour leur sagesse ont livré dans un entretien avec Le Figaro. Nous reprenons ci-après en écriture italique certaines de leurs citations ; elles sont extraites de leur contexte, mais veillons par nos réflexions et commentaires à ne pas les dénaturer.

C’est sous le titre « Le choc du coronavirus est en train de pulvériser des croyances très enracinées » que Hubert Védrine, ancien Secrétaire général de l’Élysée et Ministre des Affaires étrangères, résume par des formules choc la situation actuelle, les leçons à en tirer et les changements qui en résulteront. En premier lieu, l’analyste déplore « l’absence de véritable communauté internationale », ce « machin » qui pour certains n’est qu’une grosse coquille vide permettant aux États de justifier leurs actions, ainsi que « l’effacement exagéré des États nations ». Il dénonce « les déréglementations et localisations des productions industrielles là où les coûts salariaux étaient les plus faibles, une mobilité permanente sans limite ni entraves, le tourisme de masse,  la généralisation des portables et d’Internet… ». Ce sont les effets perçus de la « mondialisation heureuse », mais en temps de crise on découvre aussi « que les dépendances stratégiques ont été jugées secondaires », on confirme « que l’Union européenne, le marché unique et la politique de la concurrence ont été conçus pour un monde sans tragédie », et que l’on ne maîtrise pas « les mouvements de population devenus permanents, massifs et problématiques ».

Nous ne saurions reprocher à la Chine d’avoir su tirer profit de la mondialisation, mais nous nous questionnons sur la stratégie européenne qui ressemble à s’y confondre avec de la naïveté. « C’est très dur pour les Européens qui se voyaient encore comme l’avant-garde civilisationnelle du monde », selon le diplomate.

Cette crise révèle que la France est devenue dépendante de produits stratégiques, en exportant leur fabrication sans conserver les machines, le savoir-faire ni les matières premières en cas de besoin. « Dans le monde de l’économie globale de marché, presque plus rien n’est considéré comme stratégique à part le militaire, et cela va de pair avec la décrédibilisation tonitruante, exagérée et déraisonnable de la souveraineté des États et de leur rôle ».

« Mais au-delà, n’est-ce pas tout un mode de vie insouciant, hédoniste, individualiste et festif, qui semble devenu le premier des droits de l’homme ? »On peut effectivement s’interroger sur les effets conjugués de la mondialisation économique et de l’internationalisme marxiste, dont les bénéfices restent à prouver si l’on excepte le développement des populismes. L’idéologie portée par ces citoyens du monde qui condamnent la souveraineté de l’État au profit d’une gouvernance planétaire dans un monde idéal sans frontière, avec pour objectif entre autres d’éliminer les pandémies, ne sortira pas renforcée par l’épreuve actuelle. Le diplomate estime que « beaucoup des aveuglements, exagérations, dérives devraient être remis en cause », exemples à l’appui : les ravages du tourisme de masse, la circulation sans frontières, la surconsommation et ses corollaires, le pillage de la planète et le gaspillage. Nous conclurons sur ce message positif de l’ancien ministre : « cette crise exceptionnelle pourrait donner les moyens de se libérer de certaines œillères et handicaps constitutifs : en combinant mieux – par la subsidiarité – les souverainetés nationales, à préserver, et la souveraineté européenne, à concrétiser ».

Alain Finkielkraut, sous le titre « Le Nihilisme n’a pas encore vaincu, nous demeurons une civilisation », reprend le thème de notre agitation quasi-brownienne : « Nous nous grisions de la suppression des distances. La fluidité, la mobilité, l’ubiquité avaient remplacé les anciens modes d’habiter et de penser la Terre – Le « hors-sol » allait devenir la loi universelle du monde humain ». Non sans humour il montre que la crise inverse les tendances, le mouvement devient confinement, les effusions et le réflexe du geste fraternel se transforme en distanciation et en réflexe barrière. Et les barrières ne sont-elles pas des frontières permettant de se protéger ? Bref, « Si tous les gars du monde pouvaient se laver les mains », on pourrait faire la ronde, le bonheur serait pour demain… Plus sérieusement, le philosophe dénonce la circularité perpétuelle « du produire pour consommer, consommer pour produire » fustige l’individualisme, le manque de solidarité et la « francophobie » dans une société qui s’est fracturée, loue l’unité nationale mais « formons-nous encore une nation ? ». Pour rester sur une note optimiste, l’essayiste constate que des choses ont déjà changé ; « entrecoupé seulement par le chant des oiseaux, le silence a, en outre, provisoirement repris possession de tous les lieux d’où l’avait chassé le vacarme impitoyable. À Venise, la mer est redevenue bleue et on aurait signalé la présence d’un dauphin dans les eaux du Grand Canal ».

Journaliste et écrivain de renom, François de Closets restaure l’idée nationale, la notion de citoyenneté et la vision à long terme comme bases de refondation de nos démocraties ; « si nous en sommes là, c’est que notre classe politique a sombré dans le présentéisme, le clientélisme, la procrastination et le crédit. » La formule attribuée à Richelieu « on ne doit pas tout craindre, mais tout préparer » revêt dans notre contexte de crise toute son importance, tant nos sociétés ouvertes sont paradoxalement devenues craintives et insouciantes. L’éditorialiste regrette que nous ayons « raté notre entrée dans l’épidémie », faute de nous être préparés, et redoute que « nous nous préparions déjà à rater notre sortie ». La première question qui se pose est celle de « la supériorité de l’Orient sur l’Occident » ; elle nous invite à comprendre « ce qui fait la résistance des uns, la faiblesse des autres» ; y répondre nous apporterait probablement des éléments de solution pour sortir de la crise plus rapidement.

Passant outre les polémiques stériles, François de Closets s’inquiète du désintérêt pour l’avenir, sauf lorsqu’il s’agit de comptabiliser les dettes du présent dont hériteront nos enfants ; « dans ce tohu-bohu de l’instant, seul l’avenir ne se fait pas entendre, n’a pas d’avocat et ne proteste pas quand on le sacrifie ». Il s’interroge parallèlement sur les fondements de notre démocratie « conçue initialement pour défendre la Cité, mais qui fonctionne aujourd’hui sur le principe inverse du service de l’individu ». La notion de bien commun a disparu des discours, « nos hommes politiques ne sont plus sur les estrades mais derrière le bureau des réclamations pour répondre aux doléances de l’instant ». Notre pays est un état de droit : « Nous avons donc un défenseur des droits, on ne dit pas « de l’individu » car cela va de soi ; en revanche, il n’existe aucun « défenseur de la France ». Ce n’est plus le devoir qui crée le droit mais le droit qui crée le devoir pourrait s’indigner le général De Gaulle qui s’est appuyé sur le principe inverse pour surmonter notre plus grande crise de l’Histoire.

Ces trois analyses provenant d’horizons différents présentent de nombreuses similitudes : elles pointent les dérives de la mondialisation, les excès de nos civilisations affranchies des contraintes de tous ordres, le renoncement de nos démocraties au bien-être immédiat. Ce ne sont pas les origines de la crise sanitaire, mais la façon de l’appréhender et de la traiter qui sont en cause ; après avoir loué la civilisation des loisirs, « nous nous trouvâmes fort dépourvus lorsque la brise fut venue ».

Nul besoin de lire dans le marc de café pour prédire une crise de grande ampleur et, sans jouer les Cassandre, on peut assurer qu’il y en aura d’autres. Se situant en fin d’un cycle, on l’imaginait financière, sans prédire quand elle interviendrait ni estimer son importance. Nos meilleurs voyants, ceux qui aujourd’hui prévoient la météo de la veille, ont été pris de court et personne n’imaginait qu’il s’agirait d’une crise sanitaire aussi dévastatrice. Une crise économique suivra et nous pourrons mesurer la capacité des États à la surmonter, en veillant à protéger les plus faibles. La troisième crise sera civilisationnelle et sociétale, et, souhaitons-le, ce sera un bien pour un mal. Nos sociétés se sont construites au cours des siècles, consolidant leur expérience sur les ruines des guerres, catastrophes, famines et pandémies. Mais depuis les années soixante, dans l’insouciance générale, le mépris de la nature et de ses richesses, les démocraties occidentales, devenues sociétés de progrès, ont prôné les loisirs, la consommation sans limites, la libération des mœurs, la confusion des genres, l’inversion des valeurs…

En observant que les sociétés plus conservatrices qui n’ont pas cédé au renoncement, sont moins affectées par l’ampleur du désastre, pouvons-nous en conclure que c’est le début de la déconstruction de nos sociétés occidentales individualistes et hédonistes ?

Philippe Nourrisson